par Bertrand Russell (1912)
Chapitre 1. APPARENCE ET RÉALITÉ
1) Existe-t-il au monde une connaissance dont la certitude soit telle quaucun homme raisonnable ne puisse la mettre en doute? Cette question qui, à première vue, pourrait paraître simple, est en réalité lune des plus difficiles. Lorsque nous nous serons rendu compte des obstacles qui sopposent à une réponse spontanée et optimiste, nous serons sur la bonne voie en ce qui concerne létude de la philosophie; en effet, la philosophie est simplement une tentative pour répondre à des questions de ce genre, non pas à la légère ou dogmatiquement, comme on le fait pour les choses de la vie ordinaire, et même pour les questions scientifiques, mais en exerçant notre sens critique, après avoir examiné tous les éléments qui rendent de telles questions troublantes et après nous être rendu compte de toute lincertitude, de toute la confusion que dissimulent nos idées courantes.
2) Dans la vie quotidienne, nous présumons certaines de nombreuses données; or, à lanalyse, elles se révèlent en réalité si pleines de contradictions manifestes que seule une réflexion suivie nous permet de définir ce quil nous est vraiment permis de croire. Dans notre recherche dune certitude, il est naturel détudier en premier lieu notre réaction du moment et, en un sens, nous pouvons sûrement en tirer quelque connaissance. Mais toute affirmation concernant la nature de ce que notre vécu empirique immédiat nous fait connaître a de fortes chances dêtre erronée. Ainsi, il me paraît quen ce moment je suis assis sur une chaise devant une table dune forme particulière, sur laquelle je vois des feuilles de papier couvertes décriture ou de caractères dimprimerie. En tournant la tête je vois par la fenêtre des maisons, des nuages et du soleil. Je crois que le soleil est distant de la terre denviron 149 millions de kilomètres, que cest un globe de feu, de nombreuses fois plus gros que la terre, et que, à cause de la rotation de celle-ci, le soleil se lève chaque matin, et quil en sera ainsi pendant un temps indéterminé. Je crois que, si une autre personne normale entre dans la pièce où je me trouve, elle verra les mêmes chaises, les mêmes tables, les mêmes papiers et les mêmes livres que moi; et que la table que je vois est la même que celle que je perçois en y appuyant mon bras. Tout cela semble si évident quil est presque inutile den parler, sauf sil sagit de répondre à quelquun qui mettrait en doute ma connaissance. Pourtant, de cela on peut douter raisonnablement, et toutes ces assertions demandent à être minutieusement discutées si nous voulons être sûrs que nous les avons faites sous une forme absolument véridique.
3) Pour bien faire comprendre le problème, concentrons notre attention sur la table. Pour lil, elle est rectangulaire, brune et luisante, pour le toucher, sa surface est polie, froide et dure; lorsque je la frappe de la main, elle rend un son de bois. Tout autre que moi, sil voit et palpe et entend la table, sera daccord avec la description que jen fais; on pourrait donc penser quil ny a là aucun problème. Mais dès que nous essayons dêtre plus précis, nos difficultés commencent. Même si je crois que la table est "réellement" de la même couleur en toutes ses parties, les parties qui réfléchissent la lumière paraissent beaucoup plus colorées que les autres et certaines parties paraissent blanches par un effet de réflexion de lumière différent. Je sais encore que, si je me déplace, ce seront dautres parties qui réfléchiront la lumière de sorte que lapparente distribution des couleurs sera modifiée. Si donc plusieurs personnes regardent la table au même moment, il ny en aura pas deux qui verront les couleurs de la même façon, car il ny en aura pas deux qui verront la table exactement sous le même angle et toute différence dangle transforme la façon dont la lumière est réfléchie.
4) Dans la pratique, ces différences sont sans intérêt, mais pour un peintre, par exemple, elles sont dune importance capitale; le peintre doit perdre lhabitude de penser que les choses se présentent à lil sous lapparence de leur couleur "réelle", à savoir celle que le sens commun leur attribue, il doit apprendre à voir les choses exactement comme elles se manifestent à lui. Voilà précisément le commencement dune des distinctions qui constituent lun des plus graves problèmes philosophiques, la distinction à établir entre 1'"apparence" et la "réalité", entre ce que les choses semblent être et ce quelles sont vraiment. Le peintre veut reproduire lapparence des choses, lhomme réaliste et le philosophe veulent savoir ce que sont réellement les choses, mais le désir du philosophe est plus intense que celui de lhomme réaliste et la conscience des difficultés que soulève la recherche dune réponse adéquate au problème linquiète encore davantage.
5) Revenons à notre table: daprès ce que nous avons constaté, il est évident quil ny a pas de couleur précise unique quon puisse lui attribuer, ni même quon puisse attribuer à lune quelconque de ses parties: la table paraît être de couleurs diverses, selon les divers angles sous lesquels on la regarde et il ny a aucune raison de considérer telle ou telle nuance comme étant celle qui appartient véritablement à la table. Et même à supposer quon la regarde sous un angle donné fixe, dautres variations peuvent se produire: nous savons que la lumière artificielle change les couleurs, quun daltonien ou quelquun portant des verres bleus voit dautres teintes et que lobscurité supprime les couleurs, même si au toucher et à louïe la table reste la même. La couleur nest donc pas inhérente à la table, mais dépend à la fois de la table, de celui qui la voit et de la façon dont la lumière arrive sur la table. Quand, dans la vie quotidienne, nous parlons de la couleur de cette table, nous voulons seulement parler de la couleur en gros que semblera posséder ce meuble à toute personne normale qui la verra sous un angle normal et dans des conditions normales déclairage. Toutefois, les autres couleurs qui apparaissent dans des conditions différentes ont tout autant droit à être jugées réelles; en conséquence, pour être impartial, il nous faut convenir que, considérée dans son ensemble, la table na pas de couleur qui lui soit propre.
6) On peut dire la même chose à propos de la texture. On peut, il est vrai, discerner à lil nu le grain du bois, mais dans lensemble, la table paraît avoir une surface lisse et polie. Si nous la regardions au microscope, nous discernerions les rugosités du bois, ses creux et ses élévations et toutes sortes de détails qui ne se voient pas à lil nu. Lesquelles de ces choses sont la table "réelle" ? Nous sommes évidemment tentés de dire que les renseignements fournis par le microscope sont plus réels, mais un autre instrument plus puissant nous offrirait une autre vision du bois. Alors, si nous ne pouvons nous fier à ce que nous voyons à lil nu, pourquoi faire confiance au microscope ? Et voilà ébranlée la confiance que nous avions au départ dans le témoignage de nos sens.
7) Quant à la forme de la table, elle ne nous offre pas une position plus assurée. Nous avons tous lhabitude démettre des jugements définitifs concernant les formes "réelles" des choses qui nous entourent et nous le faisons de façon si irréfléchie que nous en venons à croire que nous voyons véritablement les formes réelles. Mais en réalité, une chose donnée présente une forme qui varie selon langle sous lequel on la regarde; cest ce que nous devons tous apprendre si nous tentons de faire du dessin. Si notre table est "réellement" rectangulaire, de presque tous les points elle nous apparaîtra comme présentant deux angles aigus et deux angles obtus; si les côtés opposés sont parallèles, ils nous apparaissent comme sils convergeaient vers un point éloigné; sils sont dégale longueur, ils apparaissent comme ayant le côté le plus proche plus long que lautre. De tout cela, on ne saperçoit pas habituellement en voyant une table, parce que lexpérience nous a appris à construire la forme "réelle" de la table en partant de la forme apparente, et la forme "réelle" est ce qui nous intéresse, du point de vue des considérations pratiques. Mais la forme "réelle" nest pas ce que nous voyons, cest quelque chose que nous inférons de ce que nous voyons. Et ce que nous voyons change constamment de forme à mesure que nous nous déplaçons dans la pièce où se trouve la table; nos sens ne semblent par conséquent pas nous renseigner avec vérité au sujet de la table elle-même, mais seulement à propos de lapparence de cette table.
8) Des difficultés analogues surgissent à propos du toucher. Il est exact que la table procure en tout temps une sensation de dureté et nous sentons quelle résiste à la pression; cependant, la sensation ressentie dépend de la force de notre pression et aussi de la partie du corps qui exerce cette pression. Ainsi les diverses sensations causées par des pressions dordre divers ou exercées par diverses parties du corps ne peuvent être considérées comme décelant directement une propriété définie inhérente à la table; ces sensations ne sont tout au plus que les signes dune propriété qui, peut-être, cause toutes les sensations, mais qui nest en fait manifeste dans aucune delles. Ce même raisonnement sapplique avec encore plus dévidence aux sons quon obtient en frappant la table.
9) Il devient donc évident que la table réelle, sil en existe une, nest pas celle dont nous avons la perception immédiate par lentremise de la vue, du toucher ou de louïe. La table réelle, sil y en a une, nest pas du tout directement connue par nous, mais doit être inférée à partir de ce que nous connaissons immédiatement. En conséquence, deux questions se posent aussitôt, et deux questions auxquelles il est difficile de répondre: 1 ) Existe-t-il une table réelle ? 2) Si oui, quelle sorte dobjet peut-elle être ?
10) Pour nous aider à élucider ces questions, il est bon de choisir quelques termes dont la signification soit claire. Appelons donc "témoignages sensoriels" ce qui est immédiatement connu dans la sensation, cest-à-dire les couleurs, les sons, les odeurs, les duretés, les rugosités, et ainsi de suite. Donnons le nom de "sensation" à notre prise de conscience directe de ces choses-là. Par exemple, lorsque nous voyons une couleur, nous avons une sensation de cette couleur, mais la couleur même est un témoignage sensoriel et non une sensation. La couleur, cest ce dont nous prenons conscience immédiatement et cest cette prise de conscience qui constitue la sensation. Il est évident que nous ne pouvons connaître quoi que ce soit à propos de la table si ce nest par le truchement des témoignages sensoriels (la couleur brune, la forme rectangulaire, la surface lisse) que nous associons à la table; mais pour les raisons déjà énoncées, nous ne pouvons pas dire que la table est constituée par ces témoignages des sens, ni même que ces témoignages sensoriels sont par eux-mêmes des propriétés inhérentes à la table. Un problème se pose ainsi qui est celui des relations existant entre les témoignages sensoriels et la table réelle, à supposer quune telle chose existe.
11) Nous appellerons la table réelle, en admettant son existence, un "objet physique" . Il nous faut donc étudier les rapports existant entre les témoignages sensoriels et les objets physiques. Ceux-ci prennent dans leur ensemble lappellation collective de "matière". Ainsi, les deux questions qui se posent à nous peuvent être reformulées de la manière suivante:
La matière existe-t-elle?
Si oui, quelle est sa nature?
12) Le philosophe qui, le premier, proposa une brillante argumentation à leffet que les objets immédiats de nos sens nexistent pas indépendamment de nous fut Berkeley (1685-1753). Ses Trois dialogues entre Hylas et Philonoüs en opposition aux Sceptiques et aux Athées sefforcent de prouver que la matière nexiste pas et que le monde nest constitué que par les esprits et les idées. Hylas, dans louvrage de Berkeley, a jusqualors cru à la matière, mais il ne peut résister aux arguments de Philonoüs, qui laccule sans merci à des contradictions et à des paradoxes, si bien quà la fin, lorsque Hylas reconnaît linexistence de la matière, son acquiescement semble presque procéder du simple bon sens. Les arguments présentés sont de valeurs diverses, certains étant importants et solides, dautres confus ou jouant sur les mots. Berkeley garde cependant le mérite davoir montré que lexistence de la matière peut être niée sans absurdité et que, sil y a des choses, quelles quelles soient, qui existent indépendamment de nous, elles ne peuvent être les objets immédiats de nos sensations.
13) Lorsque nous nous demandons si la matière existe véritablement, nous nous posons en réalité deux questions différentes quil est important de bien distinguer. Nous entendons ordinairement par "matière" quelque chose qui est opposé à l"esprit", quelque chose que nous concevons comme occupant un certain espace et comme étant totalement incapable de toute pensée et de toute conscience. Cest surtout en ce sens que Berkeley nie lexistence de la matière; il ne nie pas que les témoignages sensoriels habituellement pris par nous comme signes de lexistence de la table soient vraiment des signes de lexistence de quelque chose indépendant de nous; ce quil nie, cest que ce quelque chose soit dun autre ordre de réalité que celui de lesprit, quil soit ni esprit ni idées formées par quelque esprit. Il admet quil doit bien y avoir quelque chose qui continue dexister quand nous sortons de la pièce où nous lavons vu, ou quand nous fermons les yeux; ce que nous nommons "voir la table", selon Berkeley, nous fournit bien une raison valable de croire en lexistence de quelque chose qui subsiste, même quand nous ne le voyons pas; mais il croit que ce quelque chose ne peut être radicalement différent par sa nature de ce que nous voyons et quil ne peut guère être totalement indépendant de la vision, bien quil doive être indépendant de notre vision. Ainsi, Berkeley est conduit à considérer la table "réelle" comme une idée existant dans lesprit de Dieu. Une telle idée possède comme il se doit la permanence et lindépendance à notre égard sans être pour autant comme le serait la matière autrement tout à fait inconnaissable, dans le sens que nous soyons réduits à linférer sans pouvoir en faire lexpérience directe et immédiate.
14) Depuis Berkeley, dautres philosophes ont également enseigné que, même si lexistence de la table ne dépend pas du fait que je la vois, elle dépend bel et bien du fait dêtre vue (ou perçue par lentremise dautres sens) par quelque esprit pas nécessairement lesprit de Dieu, mais aussi, comme on la soutenu plus souvent, la totalité de lesprit collectif de lunivers. Ces philosophes avancent cette thèse, comme le fait Berkeley, principalement parce quils pensent quil ne peut exister rien de réel (ou en tout cas rien quon sache être réel), si ce nest les esprits, leurs pensées et leurs sentiments. Nous pourrions résumer largumentation quils présentent à peu près comme suit: "Tout ce qui peut être conçu est une idée dans lesprit de la personne qui le conçoit; en conséquence, rien ne peut être conçu si ce nest des idées dans chaque esprit; donc toute autre chose est inconcevable et ce qui est inconcevable ne peut exister."
15) A mon avis, une telle argumentation est fallacieuse, mais, bien entendu, ceux qui la soutiennent ne la présentent pas aussi brièvement, ni aussi brutalement. Quoi quil en soit, valable ou non, cest une argumentation qui a été fréquemment exposée sous une forme ou sous une autre, et de très nombreux philosophes, peut-être la majorité, ont enseigné quil nexiste rien de réel si ce nest des esprits et leurs idées. Ces philosophes sont appelés "idéalistes". Lorsquils en viennent à vouloir expliquer la présence de la matière, ils déclarent, comme Berkeley, que la matière nest rien dautre quune collection didées, ou alors ils affirment, comme Leibniz ( 1646-1716), que la matière, ou ce qui apparaît comme telle, est en réalité constituée desprits plus ou moins rudimentaires.
16) Mais ces philosophes, tout en niant lexistence de la matière en tant quopposée à lesprit, nadmettent pas moins dans un autre sens la réalité de la matière. Rappelons que nous nous sommes posé deux questions: 1 ) Existe-t-il une table réelle ? 2) Si oui, quelle sorte dobjet peut-elle être ? Or, Berkeley, comme Leibniz, admet quil y a une table réelle, mais Berkeley lassimile à un certain nombre didées dans lesprit de Dieu et Leibniz à un regroupement dâmes individuelles. Ainsi tous deux répondent affirmativement à notre première question et ne sont en désaccord avec les vues du commun des mortels que par la façon dont ils répondent à notre deuxième question. En fait, presque tous les philosophes semblent daccord pour convenir quexiste une table réelle: ils admettent presque tous que, quelle que soit la mesure dans laquelle nos témoignages sensoriels (couleur, forme, poli des surfaces) peuvent dépendre de nous, ils indiquent cependant que quelque chose existe indépendamment de nous, quelque chose qui diffère peut-être complètement du témoignage de nos sens, mais qui doit être tout de même regardé comme la cause de ces témoignages et qui se produit chaque fois que nous nous trouvons dans les conditions requises, en présence de la table.
17) Évidemment, le point sur lequel les philosophes sont daccord (à savoir quil y a une table réelle quelle que puisse être sa nature) est dune importance vitale, et il sera profitable dexaminer quelles raisons il peut y avoir de nous rallier à cette opinion avant de passer à la seconde question celle de la nature de la table réelle. Notre prochain chapitre sera consacré aux raisons sur lesquelles on peut se fonder pour supposer quexiste une table réelle.
18) Avant de continuer notre étude, il sera bon de récapituler les points acquis jusquà présent. Voici donc nos conclusions actuelles: prenons un objet ordinaire quelconque que nous présumons pouvoir connaître par lintermédiaire de nos sens; ce que nos sens nous apprennent immédiatement nest pas vrai de lobjet, puisquil est séparé de nous ["apart from us"] mais vrai seulement de certains témoignages sensoriels qui, autant quon puisse en juger, dépendent de la relation établie entre nous et lobjet. En conséquence, ce que vous voyons et sentons directement nest qu"apparence", apparence que nous tenons pour le signe dune "réalité" latente. Toutefois, si la réalité nest pas conforme à lapparence, possédons-nous un moyen de savoir quil y a même une réalité quelconque ? Et si oui, disposons-nous dun moyen pour découvrir en quoi consiste cette réalité?
19) De tels problèmes sont déconcertants et il est difficile dadmettre que même les hypothèses les plus bizarres peuvent être justes. Ainsi, notre table qui, jusquà présent, na suscité en nous que de vagues interrogations, est soudain la cause de problèmes aux solutions surprenantes. La seule chose dont nous soyons sûrs, cest que cette table nest pas réellement ce quelle paraît être. Au delà de ce modeste résultat, au point où nous en sommes, nous pouvons nous permettre toutes les conjectures. Leibniz nous dit que cette table est formée dâmes individuelles réunies en une communauté ["community of souls"]; Berkeley affirme quelle est une idée divine; la science aux vues réalistes à peine moins étonnantes nous apprend que cette table est un énorme amas de particules électriques violemment agitées.
20) Devant ces solutions surprenantes, le doute sélève et suggère que la table nexiste peut-être pas du tout. La philosophie, si elle ne peut répondre effectivement à toutes les questions que nous voudrions poser, est au moins capable de poser des questions qui accroissent en nous lintérêt que suscite le monde; nous pouvons ainsi soupçonner les merveilleuses possibilités que recèlent les choses les plus ordinaires de la vie quotidienne.