La sinisation forcée du Tibet
Alexandra Girard (Sciences humaines)
Introduction
“C'est un peu comme l'apparition souveraine d'une statue de Bouddha, lessivée par trois décennies d'orages et qui conserve une magie calme, livrant accès à une autre réalité.” Cette poétique description du Tibet d'aujourd'hui faite par André Velter, journaliste pour la revue GÉO, est merveilleusement explicite sur la situation actuelle du plus haut pays du monde. Vivant une sinisation forcée et une acculturation constante suite à l'invasion chinoise il y a de cela plus de cinquante ans, le Tibet a su garder, malgré les atroces souffrances dont il fut victime, son unique magie. Il ne faut pas pour autant oublier que le Tibet revendique encore son indépendance et qu'il restera marqué à jamais de son viol par la Chine.
Histoire
Les hostilités entre le Tibet et la Chine ne datent pas d'hier. En 620, Songtsen Gampo, chef de clan tibétain, s'élance à cheval à la conquête de toute l'Asie centrale. Vingt ans plus tard, il avait levé une des cavaleries les plus redoutables de tous les temps et étendait sa domination sur une partie du continent, s'étant même attaqué à la Chine qui, au VIIIe siècle, devait payer un lourd tribut au Tibet pour s'épargner de ses attaques. En 763, lorsque l'empereur chinois tarda à payer ce tribut, l'armée des successeurs de Gampo attaqua et saisit la capitale de la Chine. Il est remarquable que, treize siècles après la mort du conquérant, le bouddhisme et la langue tibétaine, amenés par celui-ci, soient encore omniprésents et enracinés dans le Tibet actuel.
À partir du Xe siècle le royaume se divise en de nombreux petits états. L'Empire est démantelé alors petit à petit jusqu'à la stabilisation du territoire à celui que l'on connaît du Tibet indépendant. L'isolement superbe du pays fut maintenu jusqu'en 1904 lorsque les Anglais envahirent Lhasa; les Britanniques craignaient que les Russes ne s'emparent du Tibet. Le départ des Anglais fut suivi d'une invasion chinoise en 1910, mais après la chute de la dynastie mandchoue à Pékin, le Tibet central redevint indépendant en 1912. Le peuple tibétain vécut en paix jusqu'à l'arrivée au pouvoir, en 1949, de Mao Zedong au sein de ce qui devint la République populaire de Chine. Une revanche historique sur Gampo le conquérant.
Conquête
C'est au cours des années 1949-50 que la Chine a envahi le Tibet. Malgré une résistance courageuse, l'armée tibétaine, dont les effectifs étaient dérisoires comparés aux troupes aguerries de l'Armé Populaire de Libération chinoise, s'était retrouvée impuissante devant cette machine de guerre alors victorieuse sur tant de fronts. Le Tibet lança un appel à la communauté internationale mais celui-ci resta vain; tout le monde avait les yeux tournés vers la guerre de Corée. En 1951, une petite délégation tibétaine, seule face aux autorités chinoises, fut contrainte de signer à Pékin, l'infâme Accord en 17 points par lequel le Tibet faisait l'abandon de sa souveraineté : un accord inique que dénonça aussitôt le Dalaï Lama. Entre le Tibet bouddhiste et la Chine communiste, commença alors une période de neuf années de coexistence difficile.
Durant les premiers mois, l'occupant installe la justice et le progrès, bâtit des routes, des écoles, des hôpitaux, puis regroupe de force paysans et nomades en “communes populaires”. En 1956, la révolte des cavaliers Khampas, à l'Est, sera sanglante, héroïque mais suicidaire. En 1959, la population du Tibet central et de Lhassa se souleva, en un mouvement spontané, contre l'oppression chinoise afin de proclamer haut et fort sa volonté de liberté et d'indépendance pour le Tibet tout entier. Cette insurrection nationale qui avait pris naissance au sein même de la population fut réprimée dans le sang. Si la Chine en vint rapidement à bout, elle ne réussit pas pour autant à réduire la détermination du peuple tibétain à se libérer de la tyrannie et de l'injustice. Pendant ce temps, les Tibétains des provinces du nord-est et de l'est du Tibet, devant la répression croissante des Chinois, avaient dû chercher refuge dans les zones rurales du pays. Une résistance armée s'y était organisée qui, bientôt, s'était propagée dans tout le pays. Dans l'Amdo et le Kham, le cycle résistance-répression avait obligé des milliers de Tibétains à fuir vers Lhassa et les régions relativement plus sûres du Tibet central. Chez ces populations, se développait à l'encontre des Chinois un ressentiment profond, engendré par leur arrogance à l'égard du gouvernement tibétain et alimenté encore par les récits de réfugiés venus du Tibet oriental qui faisaient état de destructions de monastères et de massacres de lamas et de moines. Bientôt le mécontentement qui couvait se traduisit par une défiance ouverte à l'égard de la Chine et, le 10 mars 1959, hommes et femmes descendirent par dizaines de milliers dans les rues de Lhassa pour exiger l'indépendance du Tibet. Il fallut un peu plus de trois jours à l'Armé Populaire de Libération chinoise pour venir à bout du soulèvement, mais elle ne réussit pas à étouffer le mouvement de résistance qui se répandait dans tout le Tibet. Selon une estimation chinoise, près de 87 000 Tibétains furent massacrés dans le seul Tibet central. Le soulèvement du 10 mars eut pour conséquence immédiate la fuite du Dalaï Lama, des membres de son gouvernement et d'environ 80 000 Tibétains vers l'Inde. Un gouvernement s'y reconstitua qui, même si aucune nation ne le reconnut officiellement, est, pour les Tibétains de l'extérieur comme pour ceux de l'intérieur du Tibet, leur seul gouvernement légitime. Ayant son siège à Dharamsala, une ville située au nord de l'Inde, sur les contreforts de l'Himalaya, ce gouvernement en exil a développé, sous la conduite du Dalaï Lama, une résistance non-violente à l'occupation chinoise.
Depuis 1965, son royaume est démembré entre cinq provinces chinoises: le Qinghai, le Sichuan, le Gansu, le Yunnan et la région autonome de Xizang. En dix ans de révolution culturelle, le pays est littéralement dévasté par les gardes rouges. Près de 6 000 temples et monastères sont détruits, avec leurs manuscrits. Leurs trésors partent en Chine. Après la mort de Mao Zedong, le 9 septembre 1976, la paix revient mais la misère demeure.
Colonialisme
L'oppression se poursuit au Tibet, plus en douceur, par le transfert de millions de Chinois appâtés par de meilleurs salaires ou des promotions. La submersion ethnique ayant présentement lieu est, en fait, la dissolution progressive de la nation tibétaine sous l'effet d'un raz-de-marée de peuplement programmé de colons chinois. À Lhassa, la capitale, la population compte 400 000 habitants dont seulement 50 000 sont tibétains ce qui signifie qu'environ 85% sont chinois! La ville sainte est méconnaissable. Les Chinois ont ouvert des clubs de karaoké, des salles de danse, des bars et des restaurants non tibétains qui détruisent complètement l'esprit de la ville. Sur l'autre rive de la rivière qui traverse Lhasa, là où ses habitants aimaient naguère aller pique-niquer, on a ouvert des maisons de jeu et de passe qui sont ouvertes 24 heures sur 24 . Dans ce quartier, personne ne se promène la nuit de peur d'être mêlé aux nombreuse bagarres qui se terminent avec un couteau ou un pistolet.
L'habitat traditionnel tibétain et les charmantes ruelles sont remplacées par des immeubles de béton décorés de carrelages pour salles de bains et des avenues sans âmes où les chars peuvent circuler. Seulement en 1990, trois mille demeures ont été rasées dans Lhassa, ce qui oblige maintenant les habitants à emménager dans des demeures de style HLM. Le Potala, véritable palais dominant la ville sainte depuis plus de trois siècles, n'a pas résisté au colonialisme chinois. Résidence du Dalaï-Lama jusqu'en 1959, des latrines publiques sont maintenant érigées à quelques dizaines de mètres de son pied.
La colonisation s'opère également à l'ensemble du pays qui se voit peu à peu investi, dépouillé, dénaturé par la masse des occupants étrangers. Les transferts de population chinoise au Tibet sont comparables à ceux pratiqués en ex-Yougoslavie ou ceux utilisés par l'Allemagne nazie. Cette politique de submersion ethnique décidée par le gouvernement de Pékin apparaît aujourd'hui tragiquement inéluctable.
Le plus choquant dans tout cela est que le gouvernement chinois se vante d'avoir aidé le Tibet en ayant construit des routes, apporté l'hygiène, amené l'éducation obligatoire en chinois et civilisé le peuple tibétain. En fait, ils ont tué une part du patrimoine de l'humanité.
Conséquences
Un traumatisme aigu de la population tibétaine dû aux violations des droits de l'homme constitue la conséquence première de l'invasion chinoise au Tibet. On n'imagine même pas ce que ce peuple a dû subir et ce qu'il subit toujours. Des femmes et des adolescentes tibétaines sont stérilisées de force dans des conditions abominables, des moines et des nonnes sont martyrisés et violés avec des matraques électriques, des prisonniers politiques sont détenus dans des conditions inacceptables, des enfants sont tués, les populations sont affamées. On estime à un million le nombre de victimes de cette “libération”; chaque Tibétain connaît au moins un membre de sa famille décédé suite à la sinisation du Tibet.
La seconde grande conséquence de l'invasion chinoise est la destruction des monastères et des monuments historiques du Tibet. Avant la conquête, il en comptait 6 000. En 1979, à l'exception de 13 d'entre eux, tous étaient en ruine, les moines et les nonnes ayant été tués, emprisonnés, ou tout simplement défroqués de force. Des milliers de statues ont été détruites et expédiées vers les fonderies en Chine. À elle seule, la Fonderie des Métaux Précieux de Pékin a fondu 600 tonnes d'objets artisanaux métalliques provenant du Tibet. Depuis 1979, les Tibétains sont autorisés à reconstruire certains monastères et couvents.
Une autre conséquence de l'impérialisme chinois est la destruction de l'écosystème tibétain. La déforestation massive, le surpâturage, le massacre des espèces, l'urbanisation sauvage et la pollution sont les cinq plaies qui menacent le plus vaste écosystème de toute l'Asie. Il semble également que, dans la région à l'est de l'Ambo, au bord du lac Koko Nor, des déchets radioactifs aient été déversés par les Chinois. Un tel non respect de l'humanité est inacceptable de la part de n'importe quel peuple mais encore davantage de la part d'un peuple qui a connu l'oppression d'une dictature maoïste.
Aujourd'hui, la majeure partie des Tibétains habitent le Népal, l'Inde ou la Bhoutan où ils essaient de conserver leur identité. Leur chef spirituel et temporel, le Dalaï-lama, habite à Dharamsala, un petit Tibet en Inde. Cette ville est le centre de transit des nombreux réfugiés et également le siège du gouvernement en exil.
Conclusion
La Chine communiste, sous Mao Zedong, conduisit le Tibet à sa perte et rien ne pourra jamais changer les répercussions actuelles de l'impérialisme d'hier. Les cicatrices prendront du temps à guérir mais elles guériront si , au moins, la communauté internationale voulait cesser de feindre d'être aveugle lorsqu'on lui montre un Tibet ravagé par trop d'années d'abandon à la libre colonisation chinoise. Rien, dans la politique expansionniste chinoise, ne fut bénéfique pour le Tibet et aucune raison ne peut légitimer un acte d'une telle barbarie.
Le passé composé, no3 (mars 2001)
© CVM, 2004